Diplômé d’HEC et de Dauphine, Sylvain Chapuis a assuré la direction de groupes multi services de santé privée, laboratoire d’analyses médicales. Ces diverses expériences lui permettent aujourd’hui de porter un regard particulièrement intéressant sur les conséquences de la crise du coronavirus en matière de gestion et de gouvernance d’entreprise.
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« Gouverner, c’est prévoir ». Cet adage, vieux comme le monde, sous-tend chacune des pensées et donc chacune des actions d’un dirigeant. Mais aujourd’hui, où tous nos repères sont bouleversés, où les principes d’hier qui permettaient d’imaginer, de prévoir et donc de décider pour demain ne s’appliquent plus, comment nous préparer, comment organiser nos entreprises ?
Cette question centrale, au cœur de nos réflexions, n’est en fait pas si simple. De nombreux économistes ont essayé de prévoir les scénarii de la reprise de demain.
Tous s’accordent à dire que ce retour à la normale ne sera pas en « V » comme cela avait été un temps espéré, mais au mieux en « U » et au pire en « L ». Quel que soit le scénario, cette reprise sera donc longue et aucune entreprise ne pourra échapper à l’impact du COVID-19.
Nathalie Kosciusko-Morizet, dans un article de l’Opinion, nous donne « une vue de New-York au temps du confinement ». En conclusion de ce regard, elle nous livre un avis qui doit tous nous faire réfléchir : « Tout ceci ne sera pas une parenthèse, en tout état de cause. Ici, on parle de « reset » : « when will we reset and into what? ». C’est toute la différence entre une crise et une catastrophe. La première, une fois passée, permet le retour à la normale. La seconde nous plonge dans un monde nouveau. Il va falloir l’inventer. »
Si ce monde, il faut l’inventer, cela veut dire que personne n’a aujourd’hui LA recette de demain, et si tout le monde y va de son avis et de son pronostic, personne ne sait exactement ce qu’il en sortira.
S’essayer à cet exercice relève donc de l’utilisation d’une boule de cristal, ce qui n’est pas exactement le talent principal qu’un dirigeant souhaite mettre en exergue.
Nous pouvons néanmoins imaginer que cette « catastrophe » devrait profondément affecter nos sociétés sur au moins trois éléments qui concernent directement la gestion de nos entreprises.
Le comportement consumériste de notre société
Le confinement, qui concerne aujourd’hui plus de 50% de la population mondiale, a radicalement modifié notre façon de consommer.
De nombreux articles de presse ont commenté l’impact de ce confinement et le recentrage du consommateur sur des produits au détriment d’autres. Le propos n’est pas de revenir dessus mais plutôt de souligner que cette crise va engendrer des changements profonds mais surtout durables, et que toutes nos entreprises vont, d’une manière ou d’une autre, en être affectées.
Nul besoin d’être grand clerc, pour entrevoir que nos clients d’aujourd’hui n’auront plus demain les mêmes attentes. Celles-ci s’exprimeront aussi bien sur le type de produits ou de services, sur leur origine que sur leur utilité relative ou marginale.
Il est toujours frappant de constater qu’un changement de perception du consommateur peut entraîner des conséquences incroyables pour une entreprise. Un exemple d’ailleurs édifiant est apparu ces dernières années sous la pression du consommateur.
Le « flygskam, ou honte de prendre l’avion » a pris soudainement de l’ampleur dans le débat public, en parallèle des préoccupations écologistes, au point de provoquer l’inquiétude des grandes compagnies aériennes. Anne Rigail, directrice générale d’Air France, parlait même d’une « stigmatisation du transport aérien ».
Hubert Védrine, dans une interview au Figaro, a eu cette phrase très juste illustrant parfaitement la problématique à laquelle nous sommes confrontés et qui doit nous faire réfléchir : « n’est-ce pas un mode de vie insouciant, hédoniste, individualiste et festif qui est mis en cause ? ».
Tout dirigeant responsable doit donc, dès aujourd’hui, s’interroger sur la perception qu’auront, demain, ses clients sur les produits et/ou services qu’il propose.
Anticiper les modifications et les adaptations sera alors, non seulement une question de succès dans la reprise de demain, mais peut-être bien aussi une question de survie…
La vision mondialiste face au retour d’un nationalisme économique
Jean Fourastié, grand économiste Français, a théorisé dans son livre « le grand espoir du XXème siècle » que l’économie est constituée de trois grands secteurs d’activité : le secteur primaire, l’agriculture, le secteur secondaire, l’industrie, et le secteur tertiaire, les services, et qu’il existe une loi qui veut que dans son évolution, toute société passe, inéluctablement, du secteur primaire au secteur secondaire, puis du secteur secondaire au secteur tertiaire, en sorte qu’un pays moderne est une société «post industrielle» où toutes les activités relèvent du secteur tertiaire.
C’est ainsi qu’au tournant des années 70, la mondialisation a donc conduit nos entreprises à délocaliser à outrance leurs activités de production. La France a été l’un des pays développés qui a le plus usé de ces moyens et aujourd’hui, notre industrie est dramatiquement diminuée, dans un rapport d’un pour deux, en comparaison avec l’Allemagne ou la Suisse.
L’actualité de ces dernières semaines illustre là encore ce phénomène, que ce soient nos médicaments, majoritairement fabriqués en Inde, nos respirateurs, construits en Allemagne ou en Suisse, ou nos masques et gants, fabriqués à plus de 90% en Chine.
Emmanuel Macron dans son discours du 16 mars 2020 ne nous dit d’ailleurs pas autre chose. « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d’autres, est une folie ».
Si cette notion de patriotisme économique est loin d’être nouvelle, elle a été particulièrement mise en scène ces dernières années. D’Arnaud Montebourg, chantre du « made in France » à Donald Trump avec son « Make America great again » (« Rendons sa grandeur à l’Amérique »), tous ont porté cette idée de la fin de la mondialisation heureuse et d’un retour vers un nationalisme voire un impérialisme économique.
A cet égard, il est frappant de constater dans nos pays que cette idée s’est développée en parallèle à une déception des classes moyennes conduisant à un populisme, qui n’est pas sans expliquer l’élection d’un Donald Trump ou d’un Brexit.
Si cette réindustrialisation a commencé, elle devrait largement s’amplifier sous l’effet des politiques publiques, françaises ou européennes et de la volonté du consommateur de privilégier des produits locaux.
Un parfait exemple de cette volonté économique est le projet dit « Airbus des batteries » visant à redonner une indépendance à l’Europe face aux Etats-Unis et à la Chine, où Bruno Le Maire a estimé que « ce projet de batteries électriques européennes » représentait « beaucoup plus qu’un projet industriel. Nous marquons notre détermination à construire la souveraineté technologique, économique et industrielle du continent européen ».
Là encore, il est donc indispensable de s’interroger sur les impacts dans nos entreprises de cette montée du nationalisme économique, qu’il concerne soit l’outil de production, soit la perception de l’entreprise par les pouvoirs publics aussi bien que le regard du client, consommateur, électeur ou simplement patriote, qui « in fine » sera l’ultime arbitre de ce mouvement de fond.
Le rapport au travail et à son entreprise dans nos organisations
Les organisations d’entreprise ont profondément évolué ces vingt dernières années. Si on connaît tous les organisations classiques ou pyramidales, issues en droite ligne du taylorisme où la communication est descendante et la structure hiérarchique bien établie, toutes nos entreprises se sont adaptées vers des organisations symbolisées par le lean management ou le management agile.
Ces adaptations, si elles ne se sont pas faites sans difficultés et sont même encore largement en cours dans nombres d’entreprises, ont été rendues nécessaires, d’une part, par un environnement concurrentiel exacerbé imposant une adaptation permanente à l’entreprise et n’autorisant plus des organisations figées et descendantes, et d’autre part, par les attentes des collaborateurs qui ont profondément évolué.
Aucune organisation d’entreprise ne peut plus aujourd’hui ignorer les attentes managériales différentes entre collaborateurs dits de la génération X (1961-1980), de la génération Y (1981-1995) ou bien de la génération Z (>1995).
Ces dernières années, ce phénomène s’est largement accentué et il est même maintenant fréquent de voir des collaborateurs attendre de leur entreprise qu’elle donne du sens a son action, qu’elle ait un apport « sociétal » et non juste économique.
Cette catastrophe a mis en évidence la fragilité de nos organisations prises dans un maelstrom d’injonctions contradictoires. En effet, d’un côté, il est demandé de se confiner, en stoppant le travail ou en telétravaillant, tandis que de l’autre, il est demandé aux entreprises indispensables à la vie quotidienne du pays de poursuivre le travail.
Parallèlement, de nombreuses entreprises ont décidé de s’adapter et de répondre à cette crise par un engagement au profit de l’intérêt général.
Tous, nous sommes bien sûr, solidaires de nos soignants investis jour et nuit et risquant leurs vies. Mais nous tous aussi pouvons lire dans des articles et des commentaires sur les réseaux sociaux, la reconnaissance portée aux autres missions d’intérêt général, comme les chauffeurs, les éboueurs, les caissières, etc.
Qui n’a pas entendu ainsi parler de LVMH annonçant qu’il allait fabriquer en grande quantité du gel hydroalcoolique sur trois de ses sites de production de parfums et de cosmétiques (l’usine Dior, de Guerlain et de Givenchy), décision prise par le PDG lui-même, Bernard Arnault ?
Qui peut croire à la fin de cette crise que nos collaborateurs reprendront le chemin de leurs bureaux, de leurs usines, de leurs commerces, sans aspirer à croire à quelque chose d’autre, à vouloir croire que leur travail n’est pas juste « alimentaire » ?
Plus que jamais, cette crise sera un révélateur pour nos entreprises, et les dirigeants qui ne sauront pas y donner corps, surmonter le simple adjuvant économique, seront considérés comme dépassés par leurs collaborateurs, en quête d’un engagement et d’un sens profond à leur travail.
En cela, la loi Pacte, issue du rapport Sénard-Notat, nous donne tous les outils afin de repenser la raison d’être de nos entreprises, ou même pour les plus avancées, la possibilité de devenir des entreprises à mission afin de résoudre un problème sociétal ou environnemental.
Il est donc urgent pour chacun d’entre nous de bien mesurer ce phénomène qui va ne faire que s’accélérer et de réfléchir aux attentes que ne manqueront pas de manifester nos collaborateurs, en n’oubliant pas de considérer que nous sommes de plus en plus dans une société de compétences qui, en cela, est proche du plein emploi, et qu’aujourd’hui nous sommes tous confrontés à l’enjeu d’attirer puis de fidéliser des talents.
Cette attirance, à l’heure de cette génération Z et de l’expression de ses attentes, ne sera donc pas sans conséquences profondes sur nos organisations et notre manière d’aborder le travail.
Je crois profondément que le besoin de se réinventer n’est pas exagéré et, si cette crise n’est en soi pas à la genèse de tout, elle est révélatrice d’un certain nombre de fractures qui sont apparues ces dernières années.
En effet, pour chacun des trois points abordés, nous pouvons voir que ce phénomène existait à l’état plus ou moins latent et qu’indépendamment de cette crise, il aurait fini par émerger en soi.
Mais, le mélange de ces trois éléments, conjugués à une crise d’une telle ampleur, balaie tellement de certitudes acquises, que les bouleversements seront profonds.
Sans jeter l’opprobre sur la Chine ou sur un quelconque autre pays, il n’est maintenant plus impensable de pouvoir imaginer un client, consommateur responsable, préférant acheter « utilement » des biens produits par une entreprise française, encouragée par les politiques publiques à fabriquer en France…
Bien sûr, ces changements importants ne se feront pas d’un seul coup, ils ne seront pas l’objet d’un grand « big bang » de la part de nos dirigeants, qu’ils soient politiques ou économiques, mais bien d’une évolution irrésistible car profondément issue d’attentes sociétales qui vont maintenant s’affirmer avec force.